Le battoir
Peu avant le 14 juillet avaient débuté les moissons. La fenaison avait donné
le coup d'envoi des travaux de l'été qui allaient conduire tout le village
jusqu'à la mi-septembre. Tout ce qu'il y avait de bras disponibles était
employé et la campagne alentour voyait hommes et animaux s'activer dans les
champs tout blonds des beaux épis qu'ils portaient encore et du chaud soleil
qui, de si haut, les irradiait.
On commençait par les orges, puis l'avoine que l'on cultivait encore
beaucoup puisque le cheval constituait alors la principale force motrice de
l'agriculture. Le nombre de chevaux qu'une ferme possédait témoignait de son
importance: trois ou quatre pour les trois plus grosses fermes, deux dans
deux autres et seulement un cheval dans quatre autres petites fermes dont
d'ailleurs les exploitants ne tiraient d'elles qu'une partie de leurs
revenus et étaient obligés d'avoir une autre activité, salariée celle-là.
C'était de superbes chevaux de trait, puissants, massifs et quasiment
infatigables. Les « Trait du Nord », dans leurs belles robes fauves étaient
les plus répandus à côté des « Percherons », « Ardennais » ou « Boulonnais
», aux couleurs plus claires voire blanc pour ces derniers, sans oublier la
belle petite jument toute noire du père Giraudon. L'avoine, si précieuse
donc, précédait les blés, véritable noblesse des céréales et dont la
récolte, selon sa qualité allait faire que l'année serait bonne ou mauvaise.
Deux chevaux tiraient la moissonneuse-lieuse, espèce de moulin à vent sur
roues! Cette invention américaine n'avait pénétré nos campagnes françaises
que depuis quelques décennies et représentait un grand progrès par la
fatigue qu'elle évitait à l'homme et la productivité qu'elle améliorait
sensiblement. La rotation des roues, grâce à un dispositif d'engrenage,
fournissait le mouvement aux quatre opérations essentielles que la machine
réalisait. D'abord, sur toute la largeur de la coupe, les grandes ailes se
mettaient à tourner et couchaient les épis vers l'arrière. La faux mécanique
faisait son office et les épis tombaient, bien ordonnés, sur un premier
tapis roulant qui les rassemblait. Lorsque le conducteur estimait que
grosseur de la botte était atteinte, il tirait sur un cordage déclenchant la
mise en route d'une sorte de grande machine à coudre qui la nouait avec une
ficelle de chanvre. La botte tombait sur un autre tapis roulant qui
l'acheminait à l'arrière et la laissait sur le chaume. L'ensemble alliait
donc simplicité et ingéniosité et m'inspirait de l'admiration car, trop
jeune pour en saisir toutes les subtilités mécaniques, j'y voyais comme une
part de magie!
Les gerbes tapissaient ce qui était entre temps devenu un chaume et il
convenait maintenant de les rassembler et disposer, d'une part pour que leur
ramassage soit facilité mais aussi pour que les épis puissent finir de mûrir
et sécher sous le soleil bienfaisant. C'est à ce moment-là que femmes et
enfants se rendaient utiles. Nous allions ainsi de droite et de gauche,
derrière la moissonneuse qui nous avait distancés, ramassant les gerbes pour
en faire une meule dont la confection réclamait un savoir-faire. Il fallait
dresser les gerbes, épis en haut, les appuyant l'une sur l'autre en
réalisant la base sur laquelle nous disposions un deuxième étage selon les
mêmes modalités. Pour terminer la meule, nous placions sur son faîte une
dernière botte, horizontale celle-là. Ainsi conçu, cet arrangement procurait
l'avantage d'une aération et d'une exposition à la lumière d'une quantité
optimale des épis, favorisant le mûrissement et le séchage, conditions
nécessaires pour un bon battage.
Gare à ceux qui n'avaient pas pris la précaution de chausser des souliers
montants car très vite les chevilles souffraient des multiples éraflures
provoquées par le chaume et l'on ne tenait pas longtemps à ce régime-là. On
en profitait aussi pour glaner les épis laissés par la moissonneuse: la
glane était permise au moins lorsque la moisson était rentrée. Nous y
sommes allés plusieurs années avec maman car cela représentait un apport non
négligeable pour notre basse-cour familiale qui était assez conséquente
puisqu'elle a représenté jusqu'à une centaine de têtes, et permettait à des
gens simples comme nous de contribuer à notre subsistance (et de quelle
façon car oeufs et viande étaient d'une fraîcheur et d'une qualité
rencontrées très rarement aujourd'hui !), mais aussi de rentrer un peu
d'argent par la vente des oeufs et des volailles aux gens du pays qui les
appréciaient eux aussi beaucoup.
Une fois bien mûrie de cette façon, il fallait rentrer la moisson à la ferme
pour la mettre à l'abri et préserver ainsi sa qualité des méfaits éventuels
des périodes humides ou orageuses: pourriture ou même début de germination
étaient de véritables calamités pour nos paysans. On voyait alors dans tout
le pays un véritable trafic de gerbières tirées par les vigoureux chevaux.
Deux ou trois hommes les servaient auxquels s'ajoutaient quelques gamins qui
rendaient service tout en s'amusant.
A l'aller nous étions tout heureux de jouer sur le plateau qui devenait une
scène ambulante. Notre joie était à son comble quand parfois le maître nous
laissait les rênes : très tôt nous savions guider un cheval de trait et
possédions la signification des « ho, hue, huo, dia et hué ». C'était un
vrai bonheur pour nous les petits, de faire évoluer si docilement, le gros
animal. Mais plus amusant était le voyage du retour des champs, car nous
étions juchés tout en haut du chargement. L'impression était saisissante:
le cheval donnait toute sa puissance et le déplacement en était un peu
saccadé, si bien qu'au plus haut, les oscillations étaient fort ressenties.
On était bien dans cette bonne paille qui sentait si bon et lorsque c'était
le soir, si douillettement installés et bercés par le pas de la bête, il
arrivait fréquemment que le sommeil nous prenne.
La fin du mois d'août marquait un temps fort de la vie du village: on allait
battre et cela durerait environ deux semaines. Chacune à son tour, les
fermes allaient recevoir le battoir, c'est comme cela que nous désignions
aussi bien la circonstance en elle-même que la machine.
Impressionnant était le convoi! Un fort tracteur vert (on les appelait les
Vierzon, là où ils étaient construits), massif, « bas sur pattes », à
l'évidence non destiné à travailler dans les champs mais dégageant une
impressionnante puissance, tirait tout un ensemble de machines et de
remorques, dont bien sûr l'imposante batteuse. Autre grande originalité du
tracteur, il était doté d'une énorme poulie d'entraînement située sur un des
côtés du moteur. C'est par elle que toute la machinerie du battoir allait
être actionnée. Il y avait donc, juste derrière le tracteur, la batteuse
elle-même, puis venait la presse avec ses deux grands bras et enfin une
longue remorque dans laquelle se trouvaient outillage, cales et tout un jeu
de gros tuyaux et coudes en tôle.
Tout ce train représentait une belle longueur et s'annonçait par tout un
tintamarre.
Tous les hommes du pays qui le pouvaient s'étaient rendus libres pour faire
le battoir. Il fallait beaucoup de bras pour cette entreprise car les choses
devaient être menées rondement, afin que chaque récoltant puisse faire son
battage durant la belle saison, là où l'on avait le plus de chance d'avoir
du beau temps: après juin, le blé n'aime plus l'eau.
Ainsi commençait une période de gros et dur labeur et pourtant, c'est une
ambiance de fête qui s'installait au pays. Chacun y allait de sa peine et de
son effort mais c'était des sourires qui illuminaient malgré tout les
visages et c'est la bonne humeur et les plaisanteries qui accompagnaient ces
journées. Seules les vendanges, de ce point de vue, pouvaient se comparer au
battoir.
L'installation s'étalait dans la grande cour de la ferme qui parfois n'y
suffisait pas et il fallait empiéter sur la route où le tracteur
s'installait alors. C'était le cas chez Jean Huot et Georges Breton. Chacun
s'accommodait de cela et il ne serait venu à l'idée de personne de se
plaindre d'être ainsi mis dans l'obligation de faire un détour. Le tracteur
envoyait son immense courroie, véritable cordon ombilical, à la batteuse.
Tout un jeu d'engrenages, de courroies et poulies secondaires actionnaient
différentes machineries qui donnaient le grain. Le mouvement était à partir
de là, transmis par une autre courroie, à la presse, placée au bout de la
batteuse. Ses grands bras, dans un fracas assourdissant, tassaient la paille
très serrée pour en faire les ballots, tenus par deux fils de fer attachés
mécaniquement. Enfin, du dessous de la batteuse, partaient les gros tuyaux
d'un monstrueux aspirateur qui happait les balles (ce qui reste de l'épi
lorsque les grains en ont été extraits) pour les expulser dans un grenier
après un long parcours. Les balles serviraient plus tard à l'alimentation du
bétail. On ne perdait rien!
Autour de toute cette industrie, s'activaient une vingtaine d'hommes.
D'abord, sur la tisse (l'empilement des gerbes sous le hangar), une chaîne
humaine se constituait de façon à faire progresser chaque gerbe vers le
tapis roulant conduirait à la batteuse. Chacun avait une longue fourche à
trois dents qui prenait la gerbe d'assez loin et la déposait de l'autre côté
d'où elle était reprise et ainsi de suite jusqu ‘au dernier qui la plaçait
près de l'endroit où officiait le coupeur. Cette chaîne travaillait sur un
rythme précis que commandait ce dernier, si bien que l'on aurait pu croire
que ces quelques hommes répétaient un exercice de mouvements. Lorsque l’on
débutait une tisse, la tâche était plus pénible car, étant près du toit, on
était à moitié courbé. Si, comme c'était souvent le cas à cette époque
estivale, la température était élevée, elle devenait étouffante pour ceux
qui se trouvaient là, juste sous le toit du hangar. Petit à petit le niveau
baissait et les conditions s'amélioraient sensiblement de ce point de vue.
Le coupeur, juché sur sa plate forme supérieure, d'un geste répétitif,
saisissait la gerbe dans un sens précis, sectionnait le lien et faisait
avaler les brins par la machine le plus régulièrement possible. On aurait
dit un métronome.
Sous lui, sur le devant de la batteuse, se trouvait le sanctuaire! Quatre ou
cinq bouches auxquelles on fixait les grands sacs de chanvre, laissaient
s'écouler le grain. C’était le terrain des hommes forts ! Les sacs, une fois
remplis, pesaient environ 100 kg et il s'agissait de les transporter dans la
grange ou le grenier réservé à cet effet. Tout se faisait à dos d'homme et
c'est donc les plus vigoureux qui s’occupaient de cette besogne. Ils en
retiraient un certain prestige, surtout auprès de nous les plus jeunes qui
espérions bien être un jour capables de faire de même. La prouesse était à
son comble lorsqu'ils devaient monter les sacs dans le grenier en se hissant
sur une petite échelle en fer. La puissance qu'ils développaient alors
n'avait d'égal que leur capacité instinctive à contrôler en permanence leur
moindre mouvement de façon à conserver un équilibre sans cesse menacé. Le
fardeau qui aurait dû les clouer au sol montait inexorablement, vaincu par
ces hommes qui appliquaient pour cela, sans s'en rendre compte, les lois
élémentaires de la physique des forces et du jeu des leviers. Certains, qui
n'avaient pourtant rien d'Hercule, démontraient ainsi qu'une force
relativement faible mais appliquée au bon endroit et au bon moment est
capable de soulever une petite montagne!
Mon cousin Michel avait connu une croissance rapide et importante à l'âge où
les garçons deviennent des hommes, si bien qu'à seize ans il était déjà doté
d'une force très respectable. Cette année-là, au battoir de chez Pinteau (ce
devait être une des dernières fois où l'on a battu à Bassou) il demanda à
être engagé pour les sacs car c'était aussi le poste de travail qui était le
mieux rétribué. Ce fut fait... ce qui, on s'en doute bien, serait
inconcevable aujourd'hui du fait de la dangerosité du travail! Michel, non
seulement tint parfaitement son poste, mais fit l'admiration de tous y
compris les plus rompus aux sacs, lorsqu'il en transporta un
particulièrement volumineux et rempli et qui fut pesé à plus de 120 kg.
C'était un réel exploit pour un si jeune homme.
A l'autre bout de la batteuse, se trouvait la presse dont le bruyant
mouvement de va-et-vient se répandait dans tout le village à tel point que
l'environnement sonore pouvait se résumer à cela durant tout le mois que
l'on battait. Les ballots de paille étaient eux aussi, acheminés à dos
d'homme à l'endroit où l'on confectionnait la meule, sous un hangar ou
quelquefois à l'air libre. A l'aide d'un croc à deux dents, le ballot chargé
sur le dos était maintenu en place durant le parcours. La meule, au fur et à
mesure, montait pour atteindre plusieurs mètres de hauteur et il fallait
également hisser ces ballots de quelques 40 kg chacun, ce qui réclamait des
qualités physiques certaines. Lorsque la hauteur de la meule était jugée
suffisante, les ballots étaient disposés de façon à ce que la largeur de
chaque couche diminue graduellement et prenne ainsi finalement la forme d'un
toit. La meule ressemblait alors à une maison de paille.
Pour nous les enfants, le battoir était une curiosité sans cesse renouvelée
et fréquemment nous nous rendions dans la ferme où il était en action. Mais,
pour notre sécurité, ce n'était que de loin que nous étions autorisés à
regarder ce ballet bruyant. Vers l'âge de onze ou douze ans, nous pouvions
prétendre à être embauchés si le patron nous jugeait suffisamment forts et
courageux. On allait alors sur la tisse. On était fier d'en être et l'on ne
montrait jamais ni la fatigue ni les désagréments de la poussière qui
obstruait les narines et procurait mille démangeaisons sur tout le corps. On
aurait alors droit à une gratification sonnante et trébuchante, fort
bienvenue à une époque où l'argent de poche était très rare ! Deux ans plus
tard, on était bon pour aider aux ballots et cela représentait un fait
social de première importance, car nous étions alors reconnus comme des
adultes. Pour les plus forts ce serait les sacs quelques années plus tard.
J'ai personnellement connu les deux premières fonctions et j'en conserve un
pressant souvenir. Nous étions plusieurs camarades à avoir fait cela chez
René Martin, Maurice Pinteau et Robert Bergeris.
Présenté ainsi, on pourrait penser que c'était là une affaire d'hommes
exclusivement. La vérité était toute différente naturellement les femmes
tenaient un rôle essentiel. Il fallait bien nourrir et désaltérer tous ces
ouvriers dont les durs efforts physiques réclamaient d'importants apports.
Aussi, régulièrement, la patronne ou une fille de la ferme passait près des
uns et des autres en proposant des boissons qui se résumaient à de l'eau, du
vin rouge ou du lait, ces deux derniers étant des produits de la ferme.
C'est le vin qui était le plus prisé et l'on veillait à la sobriété de tous
pour préserver la sécurité, toute cette machinerie représentant un réel
danger pour celui qui n'aurait pas eu tous ses esprits; malgré cela, pour
certains, connus pour leur penchant coupable, la fin de journée était assez
difficile. Quelquefois, c’est nous les enfants qui étions chargés de cette
mission de confiance et il faut bien reconnaître que nous avions les plus
grandes difficultés à refuser les verres supplémentaires! Nous nous faisions
complices amusés.
La grande affaire des femmes était la confection et l’organisation des repas
pour toute cette engeance affamée. Mère, grand-mère, filles, brus,
belles-soeurs, cousines et voisines s'activaient à journées faites. Tout ce
que la ferme comptait de marmites et de réchauds était réquisitionné. Les
provisions de légumes du jardin, les volailles, les lapins, les oeufs, tout
était prêt. La cochonnaille, préparée à la fin de l'hiver, attendait d'être
consommée et on avait complété tout ceci par des achats en gros à la
coopérative de Migennes. Les menus seraient copieux et variés. Chaque ferme
mettait un point d'honneur à faire en sorte que personne n'eût à se plaindre
de ce que l'on y avait servi.
Le repas de battoir du soir était plus que cela: c'était une petite fête et
j'en garde un souvenir à la fois souriant et ému. Cela commençait d'ailleurs
avant. Vers les 19 h 30, on arrêtait de battre et au vacarme auquel on était
devenu insensible, succédait le calme retrouvé de notre belle campagne. Il
fallait même se réhabituer au silence. On soufflait quelques instants,
échangeait quelques mots ou plaisanterie, se désaltérait une dernière fois
et allait se préparer pour le repas. La plupart faisaient leur toilette dans
le grand abreuvoir de la cour. On pouvait s'y installer à plusieurs et l'eau
coulait à volonté puisque les enfants se relayaient à la grosse pompe. Ce
moment de la toilette du soir était sublime. La poussière vous bouchait les
narines, les yeux n'en voulaient plus, la peau vous démangeait sous l'enduit
que la sueur avait fini par constituer. Tant que l'esprit était au travail,
la gêne n'en existait pas vraiment, mais dès que l'on stoppait on n'avait
plus qu’une hâte: se laver, se laver! Nous étions quelques-uns à opter pour
une méthode encore plus efficace: nous allions nous baigner dans la rivière.
L'eau fraîche nous saisissait délicieusement car nous « piquions» d'un seul
coup. C'est dans ces moments là que j'ai goûté mes meilleurs bains dans
l'Yonne : dans le jour finissant du plein été, cette eau bienfaisante nous
libérait des méfaits de la poussière et relaxait nos muscles que la fatigue
avait commencé de tétaniser. Le gros savon Persavon faisait le reste et
c'était des jeunes hommes nouveaux qui enfilaient leurs vêtements propres
pour rejoindre la ferme ou l’ambiance du gai repas du soir avait déjà monté.
Deux ou trois grandes tablées avaient été dressées, dehors, près de la
cuisine d'été. On s'y installait sur des bancs de ferme. Pas de nappe, pas
de serviette, tout était simplifié de façon à faciliter la tâche des femmes
qui allaient servir. Chacun utilisait son couteau de poche personnel,
c'était la marque des hommes! Le ratafia avait plus aiguisé les esprits que
l'appétit et déjà on apportait les grands faitouts fumant d'une bonne soupe
paysanne, d'un vermicelle ou d'une panade. On faisait souvent « chabreau ».
Venait ensuite, selon les jours, une poule à la crème, un ragoût, un
pot-au-feu, une potée, du lapin en sauce, tous ces plats que nos mères
savaient si bien mijoter et aussi délicieux qu'ils étaient simples. Certains
qui, soit du fait de moyens réduits, soit du fait d'une épouse peu portée
sur l'art culinaire, ne goûtaient pas de ces bonnes choses si souvent, se
rattrapaient ces jours-là, sous l'oeil bienveillant de la patronne.
Camembert, gruyère ou fromage frais de la ferme pour suivre, quelques belles
tartes aux prunes ou aux poires, fruits cuits, crèmes ou autres gâteaux
finissaient de rassasier tous ces travailleurs de force. On se roulait alors
une cigarette avant de goûter une de ces eaux de vie du pays, marc ou prune,
que le patron proposait alors. Discussions parfois vives et plaisanteries se
succédaient dans la chaude soirée que la nuit prenait petit à petit.
Rarement une partie de cartes débutait sous le pâle éclairage électrique car
la fatigue, inexorable, s'emparait de tous et il était temps de rentrer chez
soi. Ces nuits-là, sur le chemin du retour, les vers luisants étaient
superbes et les grillons chantaient merveilleusement... !
Septembre était déjà bien avancé quand, toutes les fermes visitées, la
batteuse s'en allait pour une nouvelle campagne de battage dans un autre
village. Le pays retrouvait le silence et on s'en étonnait presque, après
tous ces jours où les bruits du battoir étaient devenus si familiers qu'on
n'y prêtait même plus attention.
Quand il est clément, septembre est un mois des plus beaux: l'été devient
doux. La luminosité d'un soleil déjà plus bas, baigne la campagne alors
multicolore et, allongeant les ombres bleutées, transforme toute chose en
élément d'un vaste tableau d'une infinie sérénité. D'ailleurs, cette
sérénité gagne aussi les gens qui peuvent, à cette époque, considérer que le
gros du travail de l'année est accompli et songer à prendre le temps de
goûter, comme il se doit, à la vie.
Les vendanges s'effectuent ainsi à la fin du mois et la dernière fois, c'est
tout le village qui se mobilise. La joie est dans toutes les vignes et le
soir, c'est autour des pressoirs que les uns et les autres se retrouvent
gaiement pour goûter le fameux jus, verre après verre... pronostiquant le
meilleur des millésimes, ce qui suppose que les comparaisons puissent
s'établir avec les vins des années antérieures... ! Les retours de pressées
étaient pour certains très difficiles et on chantait parfois jusque tard
dans la nuit. Quelques temps plus tard, c'est le cidre que l'on tirerait, en
octobre ou novembre, et le grand pressoir municipal serait encore à
contribution. Il fallait voir comme nous nous précipitions vers lui, une
fois la classe finie. Il y avait toujours des verres sur les lieux et chacun
pouvait se délecter après avoir rempli le sien directement sous la goulotte.
Nous buvions à volonté le jus de pomme tout frais, sans guère respecter les
recommandations de nos mères quant à la modération de notre gourmandise, eu
égard aux suites digestives inconfortables qui suivraient ! Je me souviens
particulièrement du père Gilet qui n'aurait pas laissé passer une année sans
faire de cidre et qui avait l'avantage, pour nous de ce bout-ci du village,
de demeurer sur le chemin de l'école.
L'automne était là.
Jean-Guy BEGUE
L’AUTRE TEMPS Regards d’un enfant sur son village de l’Yonne dans les
années 50
Edité en 2004
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