ICAONNA Le patrimoine touristique et culturel de l'Yonne
TOURISME
CULTUREL

DANS L'YONNE
www.yonne-89.net
            Blog

 

Le clos enchanté

Après la lente escalade de la colline, c'est un petit trot de descente qui nous fait achever cette longue route... de cinq kilomètres.

Enfin, nous arrivons à mon nouveau domaine qui semble s'ouvrir directement sur les champs. Pour arriver à la maison il faut suivre une petite allée qui s'infléchit gracieusement entre un énorme noyer et un joli petit bois.

Au bout, dans le soleil, s'allonge une façade blanche trouée d'une énorme vinée comme j'en ai vu aux maisons de Senan. Le logis s'ouvre directement sur le devant et le soleil pénètre à flots par le seuil. A gauche de celui-ci il y a une lucarne ovale - un œil-de-bœuf - comme chez ma grand-mère, et en dessous, un trou suintant, verdâtre, bavant son eau sale dans une petite rigole. Une pièce sombre et fraîche donne au fond de la pièce d'entrée: «la salle-à-manger» m'annonce glorieusement Papa en refermant solennellement la porte.

Les deux chambres sont à l'étage. Papa vient de les faire aménager dans le grenier à blé. II parle de démêlés qu'il a eus avec le maçon au sujet de l'escalier…En son absence et malgré ses directives, il l'a tout bêtement accroché extérieurement au pignon de la maison. Ceci ne manque pas d'inconvénients, mais apporte, après tout, quelques agréments. C'est un vaste escalier de pierre blanche. En haut du perron carré, devant l'ancienne porte du grenier, on domine la demi-pente de l'atelier, accolé au bâtiment; il fait suite aux cabanes à lapins, nichées sous l'escalier, et solidement construites en briques rouges. Ce perron est un véritable promontoire d'où l'on découvre toute la campagne. Devant, du côté de la route, Mouthelon (le Montholon ) barre l'horizon de son trapèze régulier. Derrière, vers le Nord, les côtes de la vallée de l'Yonne allongent leurs croupes bleutées. Plus bas, très près, un frais rideau de peupliers froufroute et scintille. Pour descendre je m'agrippe à une mince rampe de fer ; et on me fait maintes recommandations. II y a aussi une cave très profonde, dont Papa me montre le trou noir menaçant, et puis la grange... et puis l'écurie. Comme c'est grand !

Des personnages nous suivent dans notre visite, par le témoignage de Papa: l'Oncle Frédéric, jovial et bruyant, la tendre Tante Fanie. Ils construisent, ils vivent, ils jardinent...
Lorsque mes grands-parents nous quittent à une heure prudente pour une nouvelle escalade de la colline, tout un monde s'est déjà animé autour de moi.

Là, à gauche de la porte, voilà le pommier d'amour de Tante Fanie. II est énorme ; il ressemble à un oranger avec ses feuilles foncées et ses boules rouge-orangé, rondes comme des billes. C'est la curiosité du pays. On se demande comment il peut prospérer ainsi, serré entre les briques du petit trottoir. A droite du seuil ce sont les couronnes impériales, la gloire de Tante Fanie ! Elles fleurissent parfois même en février. C'est la preuve que notre façade est favorisée, chaude comme une serre.
Le Jardin de Tante Fanie ! C'est à peine si on lui voit des limites, car le grillage rouillé, écrasé, a bien voulu se laisser traverser par les frondaisons en bataille. C'était un jardin extraordinaire, un jardin de botaniste, plein de plantes médicinales dont elle faisait moisson pour l'herboriste de Joigny... et pour quel misérable gain d'ailleurs ! C'est à cause de cela qu'on ne le voit plus, ce jardin ; car les réglisses ont tant poussé qu'ils dérobent maintenant la maison à la vue des passants. Cet extravagant bois de réglisses ressemble à un bois d'acacia, les épines en moins. Les feuilles en sont pennées, régulières comme celles de l'acacia, mais couvertes de petits duvets qui s'écrasent et qui poissent, Papa s'acharne après ces arbustes intolérants afin de retrouver le jardin de la tante. Ce sont les racines les plus tenaces ; il les arrache, les coupe, les détaille en petits fagots qu'il me montre suspendus comme des paquets d'oignons à la poutre de l'appentis. (En aurai-je emporté dans ma poche de ces bâtons de réglisse pour mes petits camarades qui les «mâchouillaient» en petits balais jaunes, fibreux, juteux et écœurants !...)

«Tu les retrouveras les plantes de Tante Fanie... la camomille, la menthe, la mauve, le bouillon blanc, la mélisse, l'arnica...» m'assure Papa tout en roulant quelques feuilles entre pouce et index.

(Combien de fois, depuis, ai-je refait, machinalement, ce geste qui libère le suc révélateur ?...)

- Et j'aurai aussi un petit jardin à moi, où je sèmerai des haricots ?

- Bien sûr ! tu auras bien la place !

Et, intéressée, émerveillée, je continue l'exploration de mon nouveau domaine.
Papa a rapporté ses quelques poules du poulailler de Châtel. C'est si grand ici, et si touffu, que je ne les avais pas aperçues depuis ce matin. Elles ont soif, sûrement. Oh! la grande pompe!... dont le balancier m'arrive au menton. Je vais pouvoir pomper! Je tire et j'appuie par petites saccades. Rien ne vient. Alors Papa s'approche, écarte d'un geste large le balancier, puis l'appuyant d'un coup précis, il libère au loin un large jet argenté qui me surprend et m'émerveille.

«Ah! C'est une bonne pompe! Comme elle donne! Et c'est un puits fameux, tu sais !»

A quelques mètres de là, je découvre une bien curieuse mécanique.

«Ah ! C'est la meule de l'Oncle ! II en avait de ces trucs, lui ! ».

La petite meule, grossièrement ronde, destinée à affûter les faucilles, est trouée et enfilée sur un morceau de bois dans lequel est fixée une manivelle, le tout en équilibre sur deux rondins fichés en terre.

«Tu vois, tu tournes pour affûter l'outil ; mais comme la meule doit être mouillée, à chaque tour elle trempe dans l'eau du récipient...»

Curieux récipient ! Papa le soulève en riant et le repique en terre d'un geste sec... car il se tient sur une pointe que commence à ronger la rouille... C'est un casque à pointe ! Indifférent à la Guerre de mon grand-père comme mon grand-père l'est de la sienne, Papa, ce fervent des panoplies, a négligé ce sensationnel trophée !

«Un casque de Uhlan que l'oncle aura récupéré en 70, après le départ des Prussiens !» explique Papa, quasi absent...

- «Ah! Oui! les Uhlans, je sais» dis-je toute remuée. II hantera longtemps mon imagination, ce casque de Uhlan, jusqu'au jour où sa pointe restée seule en terre, il basculera dans l'herbe mouillée, comme une grosse coquille rongée et ébréchée. Alors un coup de pied l'enverra pourrir sur le fumier voisin, rejoignant dans la matière originelle le glorieux ferment des os qui l'avaient porté... Pour l'instant la nuit tombe ; une ombre froide et humide inonde la cour; je n'ai plus envie de pousser plus loin mes investigations.

A peine le temps de manger une bonne soupe au lait, et je me sens emporter vers des hauteurs inhabituelles. Le trot de Bichette continue de me bercer...

Les hallebardes de mon lit de fer contiennent à mon chevet des silhouettes menaçantes de Uhlans... Je m'engouffre sous les moelleux jupons de ma grand-mère. II y fait chaud, chaud... On y est si bien!

 

Alexandra YTHIER
LE VILLAGE SANS CLOCHER
Edité en 1987


Témoignages du Passé

 

Retour Recueil 4

D'autres témoignages sur l'Yonne :

Accès Recueil 1

Accès Recueil 2

Accès Recueil 3

Accès Recueil 5