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 Chéu: Le pays du Diable

Il existe dans l'Yonne, un village tout petit et que pourtant tout le monde connaît. Près de Saint-Florentin, il s'agit de Chéu. Au-dessus des champs et des forêts de Chéu, dès que reviennent les beaux jours, avions et planeurs tournent et retournent inlassablement. Chéu est célèbre dans tout le département par l'intense activité de son aérodrome. Là où le profane qui lève le nez ne distingue que de vulgaires aéronefs, l'initié démasque d'immenses crucifix qui voguent dans le ciel pour exorciser l'antique malédiction qui pèse sur ce village. Depuis ses origines, vers le VIe ou le Vlle siècle, et jusqu'au siècle dernier, Chéu avait une sale réputation : la densité et la méchanceté des sorciers, y étaient parait-il, inégalées en France. Et quand je dis sorcier, il faut surtout entendre « sorcière ».

 

Sortilèges et maléfices

D' invraisemblables rumeurs couraient sur Chéu. Les querelles paysannes dégénéraient en sombres maléfices, de famille en famille, on se jetait des sortilèges. De paisibles animaux devenaient fous; des vieilles femmes se mettaient à danser; des chats couraient la nuit; des « vierges » sombraient dans l'hystérie -, on clouait des hiboux aux portes des chaumières; des enfants mouraient mystérieusement ou guérissaient inexplicablement. Dès que tombait le crépuscule, le silence était hanté de miaulements, de hululements, de gémissements, de sinistres ricanements. Ça grinçait de partout.

Les curés entrèrent en guerre, brandissant le goupillon. On déversa sur les chaumières des déluges d'eau bénite, on érigea un crucifix à chaque carrefour, on peupla l'église locale d'une multitude de saintes statues. Rien n'y fit, et les chats miaulèrent de plus belle et on se cracha, de chaumière en chaumière, de terribles accusations. Le bois voisin, qui s’appelait la Sauvoie, était, parait-il, un lieu de culte nocturne où, dans d'horribles sabbats, les sorcières se réunissaient pour de monstrueuses cérémonies, Et chacun, dans Chéu, d'affirmer que telle femme, qui jouait les honnêtes, avait été vue chevauchant un balai, que tel enfant, dans ses jeux, traçait au sol des formules cabalistiques. L'atmosphère était empestée, Chéu était le village diabolique.

On essaya le bûcher. Ailleurs, ça marchait. Ici, plus on brûlait de sorcières, plus il en renaissait. On en vint à immoler des enfants : en vain.

Les comtes, les archevêques, l'Église de France, le Parlement de Paris décidèrent de porter le fer dans la plaie et d'exterminer les suppôts de Satan : mais comment savoir si tel paysan apparemment innocent était un authentique chrétien ou un immonde sorcier ? Un test existait, abondamment pratiqué partout en France : c'était le Jugement de Dieu, l'épreuve de l'eau.

Ceux qui étaient soupçonnés de pactiser avec le diable étaient jetés pieds et poings liés dans la rivière : grâce à Dieu, les chrétiens surnageaient; quant aux sorciers, alourdis du poids de leurs péchés, ils s'enfonçaient irrémédiablement. Pour y voir clair, par charretées entières, on décida un jour de jeter à l'eau tous ces paysans et toutes ces paysannes qui s'entre-accusaient sans cesse de sorcellerie. Le résultat plongea les autorités dans un abîme de stupéfaction. Car, ce jour-là, se produisit une inquiétante anomalie. Alors qu'il était évident que parmi les habitants immergés, il y avait fatalement au moins un sorcier, et sans doute plusieurs sorcières, les suspects eurent le mauvais goût de tous remonter à la surface, vivants et gigotants. Ce qui fut, pour les uns, une divine surprise, fut interprété par les autres comme une diabolique méprise : Satan avait trouvé la parade, l'épreuve était dénaturée, le test inefficace. Les gens ainsi mouillés, mais sauvés, s'en retournèrent se sécher en leur chaumière, convaincus de passer désormais pour d'insoupçonnables catholiques. Les autorités, elles, aboutirent à une autre conclusion. Puisque le diable avait détourné le test, on allait contourner le diable en retournant le test.

C'était d'une simplicité évangélique et Chéu eut le privilège seul en France, de se voir appliquer une médecine de choc, radicale. Quand trop de soupçons s'accumulaient sur les villageois, on dressait, au bord de la rivière, un immense bûcher. On capturait en vrac quelques dizaines d'indigènes qu'on ligotait bien serrés et on balançait tout ce beau monde dans les eaux, les chrétiens comme les sorciers, à charge pour Dieu de faire le tri.

La grande originalité de Chéu, c'était l'interprétation du test : si l'humain coulait et se noyait, c'était que Dieu avait jugé bon de rappeler à lui son âme innocente pour la régaler ad aeternam des délices du paradis. On récupérait pieusement le noyé et on lui administrait un enterrement très chrétien, comme il sied à un élu de Dieu. Si quelqu'un, par contre, avait le mauvais goût de remonter à la surface, Dieu, épouvanté, manifestait ainsi qu'il n'en voulait pas en son céleste royaume. Le rescapé était donc démasqué comme un abominable sorcier, qu'à coups de gaffe on ramenait sans ménagements sur la rive et qu'on hissait aussitôt directement sur le bûcher. Les flammes se chargeaient de le sécher et de l'exorciser.

 

La noyade ou la grillade

C'est ainsi que, pendant des siècles, très exactement jusqu'en 1691, les habitants de Chéu vécurent dans la hantise d'avoir à prouver, selon leur façon de mourir, s'ils adoraient le diable ou celui qu'on appelait si joliment... le Bon Dieu. On leur laissait le choix entre l'eau et le feu, entre la noyade et la grillade.

En 1691, le Parlement de Paris ordonna de revenir à l'interprétation traditionnelle du test de l'eau, ce qui laissait au moins une chance de survie.

Mais il fallut attendre 1829 pour que l'accusation de sorcellerie cesse de planer sur Chéu. Cette année-là, un gigantesque incendie détruisit complètement le village, qui fut dès lors considéré comme purifié.

Mais aujourd'hui encore, déguisés en avions, travestis en planeurs, des crucifix sillonnent toujours le ciel pour protéger Chéu du retour des maléfices des sorcières.

 

Texte tiré de l’ouvrage d’André ségaud « UNE VILLE UNE HISTOIRE Chroniques des pays de l’Yonne »

Editions de l’Yonne Républicaine. 1989


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