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L'enfance et la guerre (1911-1918)

Un bon cru.

Ma mère, Marthe, me met au monde le 17 juin 1911.

Elle est grande et très mince. Elle a beaucoup de travail et n'a pas suffisamment de lait pour me nourrir. Elle me confie à Jeanne Nolin qui vient d'avoir son petit Henri. Elle est forte, bonne vivante et a beaucoup de lait. C'est une vraie nourrice. Elle réserve un sein pour Henri et l'autre pour moi.

Jeanne et son mari Georges Nolin sont des petits cultivateurs sans beaucoup de richesse. Souvent, ils ont, comme on dit, du mal à joindre les deux bouts et sont obligés de se restreindre sur la nourriture. Aussi, parfois, sachant que Georges est parti dans les bois pour la journée, ma mère va chez le boucher acheter un bifteck qu'elle apporte en cachette à Jeanne en lui disant : Tiens, Jeanne, mange donc ça, ça te donnera du bon lait !

J'ai gardé avec Jeanne une relation toute particulière. Elle est restée pour moi comme une deuxième mère.

Avec ses deux enfants "frères de lait" sur les bras, elle espère, comme les gens du village, que cette année 1911 sera un aussi bon cru pour les enfants qu'elle l'a été pour le vin. En effet, Appoigny est un pays où les vignobles sont importants. Ils couvrent une bonne partie du territoire. Le vin, produit habituellement, est très ordinaire, mais cette année 1911 est exceptionnelle. Du jamais vu ! C'est la première fois qu'il atteint 12°. Il semble donc que les douze filles et les sept garçons qui sont nés en 1911 n'ont pas trop mal choisi leur moment pour entrer dans la vie, bien que les tracas vont très vite arriver à cause de la folie des hommes et de la guerre qui s'annonce.



La déclaration de guerre.

A la déclaration de guerre, en 1914, mon père est mobilisé à trente-six ans. J'ai trois ans et je reste avec ma mère qui continue, seule, le commerce des lapins qu'elle doit ramasser dans les fermes, abattre, dépouiller et expédier chez Pierre Vallier, un détaillant à Montreuil-sous-Bois.

Pendant un temps, mon oncle Auguste, le frère ainé de mon père, vient seconder ma mère. Il n'a pas été mobilisé car il a quarante-six ans. C'est un très bon commerçant, toujours prêt à rendre service. Malheureusement, il se laisse facilement entraîner à la boisson et, comme dans les tournées, il y a pas mal de vignobles donc de caves, ma mère finit par être rebutée et le renvoie.

Parfois, en hiver, quand les routes sont très verglacées, ma mère se fait accompagner de son père, Théophile Delorme.



Ninie Rameau et Mlle Robin.

Dans ces durs moments de guerre, les femmes doivent assurer leurs tâches habituelles, plus celles des hommes partis à la guerre. C'est pourquoi une garderie, pour les enfants qui ne sont pas en âge d'aller à l'école, est mise en place afin de les soulager un peu.

C'est Eugénie Rameau qui en est responsable. Elle n'est pas très commode. Elle nous garde comme on garde les oies. Elle nous surveille tout en raccommodant des vêtements. Il y a des jouets dans un placard, mais nous n'avons pas souvent le droit d'y toucher. Sa baguette est toujours à portée de sa main et, souvent, elle la dresse en nous menaçant

Si tu bronches !...

En 1915, je vais à l'école, dans la "classe enfantine" avec Mlle Robin. C'est ma première institutrice. Elle est habillée d'un corsage à grandes rayures noires et blanches. Elle est douce avec les élèves. Elle penche toujours un peu la tête à droite, ce qui lui donne encore un air plus gentil. Quelle différence avec Ninie Rameau !

C'est elle qui commence à m'apprendre à lire, écrire et compter. Dans la classe, les garçons et les filles sont mêlés et je ne suis pas toujours très sage. Je suis à côté d'Alice Lorry, la future maman de Guy Roux. Souvent, je lui tire ses beaux cheveux frisés et, parfois même, je lui fais des pâtés d'encre sur son cahier.

A la fin de l'année scolaire 1915-1916, la maîtresse me remet un diplôme "Honneur et Patrie".

En 1917, je rentre dans la classe de Mme Bertrand. Elle se trouve juste à côté de celle de son mari, M. Bertrand, qui prépare au certificat d'études et chez qui elle nous envoie quand nous ne sommes pas sages.



Bouleau et les tournées.

J'aime bien l'école, mais j'aime bien aussi faire les tournées avec ma mère. Le ramassage se fait avec un quatre-roues bâché, tiré par Bouleau, un superbe cheval à robe noire.

Le jeudi et le dimanche, il n'y a pas d'école. Si le temps le permet, maman m'emmène avec elle. Sinon, je reste chez ma tante Pichon, qui tient la boulangerie du haut à Appoigny.

De temps en temps, elle me laisse les guides et je conduis Bouleau.

Le dimanche, tous les quinze jours, c'est la tournée de Lindry et ses hameaux. C'est la plus longue. Il faut partir de bonne heure et pour la journée. On emporte le repas dans un panier, ainsi que la musette d'avoine concassée pour Bouleau.

On s'arrête manger chez la mère Romain (qui est morte, il y a seulement quelques années à l'âge de cent ans !). Bouleau connaît bien l'endroit où ma mère à l'habitude de s'arrêter le midi pour lui donner sa musette d'avoine. Quand on arrive à proximité, il se dirige alors tout seul. Rien ne peut le détourner du chemin et il s'arrête juste à l'endroit prévu.

Une grande pièce fait office de café et d'épicerie. En entrant, il y a une grande cheminée et, dans le fond, à droite, un lit et son alcôve qui sert de chambre à coucher.

Quand on entre chez Mme Romain, comme chez Mme Vadorin à Villemer, ou Mme Courtois à Fleury, également épicières, ma mère n'oublie jamais de m'acheter quelques bonbons qui ont certes la qualité de bonbons de temps de guerre, mais qui me régalent bien.

Avant de reprendre la route, ma mère donne un grand seau d'eau à Bouleau, qui avale tout d'un trait.

En hiver, le temps n'est pas toujours clément. Une bonne couverture nous protège les jambes dans le quatre-roues. Le visage est bien emmitouflé, car il n'y a pas de pare-brise et le vent cingle. On est également obligé de mettre des moufles pour tenir les rênes du cheval. Pour les pieds, on les repose sur une chaufferette, dans laquelle ma mère a glissé, au moment de partir, une briquette de charbon de terre embrasée. Ainsi, les pieds sont au chaud un bon moment, jusqu'à ce qu'on s’agenouille devant les grandes cheminées des fermes, où il fait si bon prendre un air de feu.

Lorsque les routes sont verglacées, le cheval a du mal à se tenir sur la chaussée. Il faut remplacer les clous ordinaires qui fixent les fers aux pieds du cheval, par des clous à glace, plus longs, qui l'empêchent de glisser. Le plus souvent, il vaut mieux descendre de voiture et marcher à côté du cheval en le tenant par la bride, car s'il tombe et se casse une patte, il est perdu.

Si le temps est pluvieux, on lui recouvre le dos d'un caparaçon en cuir.

L'été, pour empêcher les moucherons de rentrer dans ses, oreilles, on lui met des oreillons en toile.

Par temps d'orage, on le protège des piqûres de taons par une pommade qui sent très fort et qui repousse les bêtes.

Quand le cheval a eu très chaud ou a été mouillé, on le frictionne, on le bouchonne avec des poignées de paille, puis on le recouvre d'une couverture sous laquelle on glisse un tapis de paille qui absorbe toute l'humidité sur son échine.

Il faut une sacrée force et un sacré courage à ma mère pour affronter toutes ces difficultés. Elle rentre souvent harassée et trempée d'avoir porté sur son dos des sacs de lapins qui ont traîné dans la boue. Mais je n'ai pas souvenir de l'avoir entendu se plaindre, même quand je faisais quelques bêtises.

Un hiver, toujours à Lindry, au hameau des Bretons, j'ai voulu voir si la mare était bien gelée. Je pose un pied, mais la glace cède et mon pied s'enfonce dans l'eau. Ce matin-là, j'étrenne une paire de souliers-galoches vernis. Tout penaud et sans rien dire à ma mère qui est occupée avec la fermière, je file dans la ferme pour me faire sécher vers le feu de cheminée. Hélas ! je me suis sans doute mis trop près du feu. Le vernis de mon soulier a commencé à brûler ! Je ne suis pas très fier de moi, mais ma mère ne me dira rien, car, finalement. il ne m'est arrivé qu'un petit malheur.



Le croup.

Dans les années 1916-1917, mon grand-père Claude est opéré d'une hernie, à l'hôpital d'Auxerre. Ma mère attelle Bouleau à la voiture et nous allons lui rendre visite.

Dans cette période de guerre, l'hôpital est surchargé de travail et parfois, bien involontairement, des fautes sont commises. Ainsi on a oublié de nous prévenir qu'il y avait à l'hôpital une épidémie de diphtérie, qu'on appelle encore le croup.

Quelques jours plus tard, la maladie me prend. Le docteur Gabriel Mocquot est très soucieux. Je peux très rapidement mourir asphyxié. Par bonheur, M. Hamelin, médecin-major aux armées vient d'arriver en permission. Il est appelé à mon chevet. Les deux docteurs se consultent et, d'un commun accord, décident de m'inoculer le sérum du professeur Roux, inventeur du traitement de la diphtérie par le sérum de cheval.

C'est la nuit. Le sérum ne peut s'acheter qu'à Auxerre. Ma mère va réveiller mon oncle Auguste qui attelle un cheval bon trotteur et file à Auxerre. L'aller-retour est vite fait. Le docteur Hamelin me fait la piqûre. Il n'y a plus qu'à attendre...

Toute la nuit, mes parents guettent mon réveil. Au petit matin, j’ouvre les yeux, j'ai soif et... je demande à boire. Le sérum a donc fait son effet, je suis sauvé.

Il me reste à prendre encore quelques médicaments, c'est ma tante Pichon qui, malgré son travail à la boulangerie, vient souvent aider ma mère et me fait avaler ces médicaments amers mélangés avec du jus de raisin, qui vont m'aider à me rétablir et retrouver mes jeux d'enfant.



Le château fort et les chevaux de course.

Je n'ai ni frère ni sœur. Mes cousins germains sont bien plus grands que moi. Je suis souvent seul pour jouer.

C'est donc la fête quand Maurice Prin, le fils de ma tante Thérèse, la sœur de mon père, vient à la maison. Il a un an de plus que moi et il suffit de nous regarder déambuler les mains dans les poches pour savoir que nous sommes de vrais complices.

Pendant tout un moment, je ne l'ai pas revu.

Un jour, son père arrive à la maison. Il a pris avec lui les jouets de Maurice, tous ses jouets, y compris les plus beaux. Il y a même le château fort pour jouer aux soldats et le circuit de chevaux de course.

On n'a pas besoin de me dire quelque chose. Du haut de mes six ans, je comprends que je ne le reverrai plus jamais.

J'ai appris plus tard qu'il s'était fait écraser par une voiture à Cravant. Il avait sept ans. Le temps de l'automobile venait juste de commencer.



Les premières automobiles.

Les premières automobiles ont commencé à circuler entre 1900 et 1905. Elles empruntent la route Paris-Chambéry, qui est aujourd'hui la Nationale 6.

Ma mère m'a raconté qu'elle descendait souvent pour voir passer les premières voitures sans attelage. Quelquefois, quand il fait beau, je demande à mon grand-père Claude de m'emmener voir passer une automobile. Souvent, il fait semblant de refuser, je le tire alors par la main et, finalement, il sort la poussette en osier peint en blanc, avec une petite roue à l'avant et deux plus grandes à l'arrière. Je m'installe et nous prenons la route du chemin Pougy jusqu'à "la grande route".

Nous guettons au loin la poussière que soulèvent les voitures sur la route qui, à cette époque, n'est pas goudronnée.

Parfois, nous attendons longtemps sans rien voir et nous remontons à la maison, très déçus. D'autres fois, par grand vent, nous croyons deviner une voiture, mais ce n'est qu'un nuage de poussière soulevé par le vent.

Un jour, nous regardons passer, à notre grand émerveillement, une voiture qui vient de Paris, la capitale !

Malheureusement, je ne peux continuer longtemps ces délicieuses promenades avec mon grand-père, puisqu'il s'en va pour toujours le 6 janvier 1918.



Ma grand-mère Françoise.

Mon grand-père maternel, Théophile-Marin Delorme, est droit comme un I et j'ai bien confiance en lui. Quant à ma grand-mère Françoise, je ne l'aime guère. Elle est très dure avec tout le monde.

Je n'ai jamais su dire sa taille, car je l'ai toujours vue pliée en deux, le corps cassé presque à l'équerre, comme celui de l'arrière-grand-mère de Jean Madelain. Quand elle part aux champs, avec son piochon ou sa binette, elle s'arc-boute sur son trois-roues, ce petit chariot avec deux grandes roues sur le côté et une petite à l'avant.

Elle ne s'arrête jamais de travailler. Le midi, elle reste souvent dans les champs et mange un quignon de pain avec un bout de fromage qu'elle a dans la poche avant de son tablier, tout en continuant à travailler la terre ou à ramasser des légumes.



Les permissions.

Pendant la guerre, les soldats ont rarement des permissions, seulement tous les six mois, voire plus. Mon père est cantonné à Beauvais dans l'Oise.

Il attend depuis déjà longtemps son titre de permission de détente de dix jours. Il commence à se désespérer.

C'est ainsi qu'il lui vient l'idée de faire venir ma mère à Beauvais. Il se met en relation avec un commerçant de la ville qui fait le commerce des lapins et monte un petit scénario. Le commerçant envoie une dépêche (un petit bleu) à ma mère en lui disant que la dernière livraison était avariée et qu'il est impératif qu'elle se rende au plus vite à Beauvais pour traiter cette affaire de vive voix.

Ma mère tente le coup et, à sa grande surprise, les autorités civiles et militaires lui délivrent un titre de transport pour Beauvais. Le séjour est certes de courte durée, mais le fait de pouvoir se rencontrer est tellement important pour le moral.

Quelques semaines plus tard, il obtient enfin sa première permission. Il arrive un matin, je suis encore au lit à la suite d'une maladie et, d'un coup, je l'aperçois dans l'encadrement de la porte. Il est dans son habit militaire bleu horizon, le calot sur le côté. Il marque le pas, me regarde et me sourit. C'est une image que j'ai encore vivante en moi aujourd'hui.

Un autre jour de permission, arrivant à la maison, nous nous précipitons pour l'embrasser, mais il nous interdit de l'approcher. Il demande d'abord à faire une grande toilette et mettre ses vêtements à bouillir... Il revient du front et... il est couvert de poux !



Les cloches du village.

Un peu plus tard, au cours de combats, il a été légèrement "gazé". On l'a donc affecté à Giromagny, dans le Territoire de Belfort, comme cordonnier. Il n'ira plus sur le front. Il lui reste à attendre la fin de cette guerre meurtrière.

Un midi, j'accompagne ma mère à la gare de Chemilly pour mettre au train des caisses de lapins destinées à Montreuil-sous-Bois.

Passé le pont de l'Yonne, arrivés à la hauteur de la ferme de Ravery, appartenant à Chavard, tout d'un coup, les cloches du village se mettent à sonner à toute volée. Bouleau s'arrête net. Je me retourne vers maman... Elle a des larmes dans les yeux.

Je ne comprends pas bien ce qui se passe. Elle m'explique alors que les cloches viennent d'annoncer la fin de la guerre.

On est le 11 novembre 1918.

Le cauchemar est terminé.

Papa va rentrer à la maison.

Un peu plus tard, il nous raconte une anecdote surprenante. Quelque temps avant la fin de la guerre, il se rend aux "feuillées" (c'est ainsi qu'on appelle la fosse qui sert de latrines aux troupes en campagne) et il surprend une conversation entre officiers qui affirment que la fin des hostilités serait très proche et que l'armistice serait signé le 11 novembre 1918.

A son retour, il annonce cette bonne nouvelle à ses copains, mais aucun d'eux ne veut le croire, car cela fait quatre ans qu'on leur dit que la guerre serait bientôt finie.

Cette fois, l'information était bonne. La vie de famille et le travail vont pouvoir reprendre.

 

Jean LAGUILLAUMIE Marchand de lapin
Mémoire d’un grand-père d’Appoigny témoin de son temps 1872-1939


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