La foire, la gerbe
C’est ainsi qu'on appelait au mois de
septembre la foire de Toucy qui rassemblait des milliers de personnes, des
centaines d'animaux et qui était un rendez-vous quasiment obligatoire de tous
les cultivateurs des environs.
Donc, ce samedi-là, dès le petit jour, ma grand-mère attacha deux par deux les
poulets mis à l'épinette
depuis une quinzaine de jours et disposa quelques douzaines d'oeufs dans un
panier dont le fond était garni de foin.
Bichette, la jument, parée du collier et de la selle fantaisies, était déjà tout
attelée et tout le monde endimanché pour aller à la ville.
La voiture à deux roues avec mes grands-parents, ma mère et moi, les
poulets, le panier d'oeufs et une botte de foin à l'arrière, avançait lentement
et peinait à monter le raidillon des Saisons.
Pendant le trajet qui durait une heure à une heure et quart, chacun observait et
commentait: "Tiens, le Pée Louis a battu à la machine" ou "Léon a labouré son
champ". A Moulins, les châtelains étaient en vacances et aux Bréchots on saluait
le cousin Geste.
Devant nous, il y avait plusieurs quatre roues et des dizaines d'autres
véhicules suivaient, formant une longue procession de voitures à cheval se
dirigeant vers la ville.
Arrivés à l'allée des platanes, face au restaurant Picard, après avoir laissé à
la halle la gent féminine avec les poulets et les oeufs, Bichette était dételée
et conduite dans les écuries de l'auberge où elle devait rester jusqu'au soir
avec la botte de foin, un picotin d'avoine et un seau d'eau dans la mangeoire.
Maintenant, mon grand-père qui avait revêtu une
blaude
bleue pouvait faire son tour de foire! je le suivais, perdu au milieu de
centaines de vaches, de leurs propriétaires, armés de gros bâtons, le ventre
rebondi et coiffés de larges chapeaux noirs, ils avaient tous l'air heureux de
se retrouver "entre hommes". Ils
parlaient, discutaient, riant, criant et même s'appelant avec de grands gestes
de la main.
Une heure se passa au milieu des beuglements et des marchandages.
Après avoir serré de nombreuses mains de voisins ou de parents nous nous
retrouvâmes au café Bazin avec le cousin Armand qui nous avait invité à boire
une chopine. Quel tintamarre! c'est qu'en face, à cinquante mètres, il y avait
le marché aux veaux et celui des
nourrains.
Soixante à quatre vingt veaux attachés et meuglant, et des dizaines de cochons
couinant encore plus fort faisaient un fond sonore assourdissant.
Dès la cloche, le marché étant réglementé, les
chevillards avec leurs
blaudes noires arrivaient, observaient et après de longues palabres marquaient
les animaux achetés avec des forces,
sortes de ciseaux. Rendez-vous était donné au café pour le paiement.
Là, chaque marchand avait sa table, avec un litre de rouge et des verres.
Son portefeuille gonflé de billets y était posé mais relié à sa ceinture par une
chaîne. Chacun venait chercher là son dû et boire son verre de vin.
C'est qu'à cette époque personne n'utilisait de chèque et toutes les
transactions se faisaient de la main à la main, hors de tout contrôle.
Il fallait bientôt songer au repas!
Si Bichette avait droit aux écuries Picard, nous ne pouvions nous payer un repas
à ce restaurant qui recevait les marchands de vaches ou de volailles, les
chevillards et quelques gros propriétaires.
Nous remontâmes alors la rue de l'Hôtel de ville où des centaines de melons
d'Appoigny encombraient le trottoir et embaumaient.
Mon grand-père en soupesa plusieurs, les sentit et enfin se décida pour un gros
Cantaloup, légèrement éclaté puis l'on se dirigea vers la Cave, petit bistrot où
ma mère et ma grand-mère étaient déjà arrivées avec un
pain de quatre livres, du saucisson à l'ail et un morceau
de pâté.
Là, bien au frais, car il fallait descendre trois marches
pour arriver dans la salle, tranquillement, je fis un des meilleurs repas de mon
enfance.
Vocabulaire.
A l’épinette :
cage où on mettait la volaille à engraisser.
Blaude :
blouse
Nourrain :
petit cochon
Chevillard :
boucher en gros ou demi gros.
Force :
sorte de ciseaux destinés à la tonte.
Pain de 4 livres : gros pain de 2kg qui
était pesé chez la boulange
Gilbert
PIMOULLE PARFUMS D' ENFANCE En Puisaye, autour de 1920
Édité en 1999