ICAONNA Le patrimoine touristique et culturel de l'Yonne
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CULTUREL DANS L'YONNE
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Le pont des sept
frontières
( Pontigny XII e - Moyen Age )
Pont des Soupirs, pont des Arts, pont d'Avignon... Souvent très peu pratiques,
parfois franchement inutilisables, notre Europe est ponctuée de quelques ponts
prestigieux, chargés d'histoire et de légendes. Au travers des siècles, ils ont
inspiré les poètes, suscité des romans, provoqué des chansons; immortalisés par
le pinceau des peintres, assaillis par des bataillons de touristes,
photographiés sous toutes leurs pierres, ils se campent fièrement sur leurs
piles et s'affirment monuments, chefs-d’œuvre de l'art et témoins du passé.
Si notre région peut arborer cathédrales et châteaux, elle semble hélas
dramatiquement défaillante en ouvrages d'art de haute qualité. Bien que l'Yonne
fût jadis une artère royale, aucun des ponts qui l'enjambent n'a réussi à
élargir sa renommée au-delà des limites de sa localité. Sur les autres rivières
qui sillonnent le département, quelques ponts jouent un peu les audacieux ou
révèlent des charmes émouvants à qui sait les découvrir. Mais jamais au point
d'atteindre la célébrité. Seul peut-être l'aqueduc de la Vanne a-t-il réussi de
timides percées dans de vieux manuels d'histoire, mais il n'est pas un vrai
pont.
Cette apparente démission n'est pourtant que pur produit de l'ignorance ! Car
nous pouvons, nous aussi, afficher un ouvrage authentiquement historique,
scandaleusement méconnu, et dont l'extraordinaire singularité mérite d'être
proclamée.
En 1114, un chanoine de la cathédrale d'Auxerre, le père Ansius, s'en alla faire
retraite en l'abbaye de Cîteaux. La réputation du monastère rayonnait sur tout
le continent, et tenait à sa règle de vie extrêmement sévère : les moines de
Cîteaux devaient impérativement respecter certains voeux, et en particulier
celui de pauvreté. Ce qui supposait, pour ceux qui détenaient des biens
terrestres, de vives incitations à s'en débarrasser. Notre chanoine se trouvait
posséder quelques arpents de terre au bord d'une jolie rivière, le Serein, en un
lieu-dit, alors désert, qui se nommait Pontigny. Ce n'était guère qu'une
clairière, perdue au fond des bois. Tout naturellement, le chanoine en fit don à
l'abbaye.
Auxerre n'était pas loin : ville prospère et peuplée, haut lieu des pèlerinages
vers Saint-Germain, abondamment dotée d'églises et de monastères, elle était un
vivier de chrétiens, dont certains fatalement seraient attirés par le prestige
de Cîteaux. Aussi les moines cisterciens bâtirent-ils à Pontigny une abbaye
sœur, en la dotant dès l'origine d'imposantes proportions. Le succès fut
spectaculaire et immédiat.
En ce temps-là, l'administration civile de la France s'exerçait dans le cadre
des comtés, et l'administration religieuse dans celui des diocèses. Mais les
institutions étaient d'une effroyable complexité. Les limites des
circonscriptions défiaient la logique, et s'étaient Fixées au hasard des
ambitions, des mariages, des conquêtes, des héritages, des donations. Les
frontières étaient d'une sinueuse fantaisie et des centaines d'enclaves de
diverses juridictions s'enkystaient dans des territoires d'une autre
souveraineté. Chaque comté, chaque diocèse, essaimait ainsi un archipel de
villages sur les terres de ses voisins. La situation se compliquait par deux
niveaux de propriété. Tel seigneur pouvait posséder des terres, comme n'importe
quel roturier, dans le fief de son voisin : s'il pouvait alors encaisser le
loyer du manant qui les exploitait, il devait acquitter auprès de l'autre
seigneur de pesants droits féodaux, ceux-là mêmes qu'il superposait au fermage
pour les paysans de son ressort ! En plus, les limites des diocèses et des
comtés, ne concordaient aucunement, additionnant leurs découpages en s'ignorant
mutuellement. Enfin, les pouvoirs des comtes et des évêques se chevauchaient,
chacun pouvant édicter ses lois, rendre sa justice et lever ses impôts. Dans un
tel imbroglio, les litiges entre les détenteurs du pouvoir étaient innombrables
et faisaient la fortune des juristes et le désespoir des administrés.
Or, un extraordinaire hasard de l'histoire - ou la volonté de Dieu ? - voulait
qu'en un même point de Pontigny se rencontraient les frontières des trois comtés
d'Auxerre, de Tonnerre et de Champagne, et celles des trois diocèses d'Auxerre,
de Sens et de Langres ; ajoutez-y le fief de l'abbaye de Pontigny, elle-même
indépendante, et c'est au total sept domaines féodaux qui convergeaient en un
seul lieu, pile au milieu du Serein !
Ainsi stratégiquement placée, l'abbaye fut vite submergée par les offrandes des
fidèles, et surtout par les dons somptueux des trois comtes et des trois évêques
qui l'avoisinaient. Et au point de jonction des sept territoires, on construisit
un pont, celui-là même qui existe encore, à peine remanié.
Lorsqu'un conflit éclatait entre l'un ou l'autre des princes ou des prélats,
plutôt que de se battre ou de s'excommunier, et comme aucun n'admettait de se
rendre chez l'autre pour négocier, puisque aussi chacun pouvait se prétendre
chez lui sur l'arche centrale du pont de Pontigny, c'est au beau milieu de ce
pont qu'à de multiples reprises les grands qui gouvernaient vinrent se
rencontrer, signer accords et conventions. Dans les grandes circonstances, on
dressait une table dans l'axe du Serein ; et les trois comtes, les évêques et
l'abbé de Pontigny y réglaient en dînant les affaires de nos régions.
Texte tiré de l’ouvrage d’André Ségaud «
Chroniques des pays de l’Yonne »
Editions de l’Yonne Républicaine. 2000
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