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Tiénot des Hauts de Bretelles
Vraiment, Tiénot des Hauts-de-Bretelles devait être bien malade !
Depuis deux mois au moins, nul ne l'avait vu sortir de sa petite
masure. Depuis plus de trois mois, les jeunes pâtres, descendant des
hameaux et allant au village, entendaient derrière la porte close,
une voix enrouée leur désigner bien vite les denrées urgentes qu'ils
devaient lui apporter. « Posez tout cela sur l'appui de la fenêtre,
leur disait-il au retour; vous trouverez dans l'écuelle de quoi vous
payer. » Plus de volailles caquetantes, picorant alentour ! L'unique
chèvre, la compagne fidèle, que l'on voyait brouter le long de la
haie touffue, avait été « cédée ». Une fermière des Savins, qui
s'était hasardée à frapper aux vitres grises, n'avait obtenu aucune
réponse. Délibérément, semblait-il, Tiénot voulait se tenir éloigné
de tous.
Étienne Gastelier, dit Tiénot des Hauts-de-Bretelles, comme ses
grands-parents, comme ses parents avant lui, habitait cette très
modeste chaumière, et, comme aussi depuis des années aucune
réparation n'y avait été apportée, c'était à ce moment (il y a
plusieurs siècles de cela) plutôt une ruine qu'un logis. Pourtant
l'endroit était plaisant. Toute la campagne, en ce coin, s'inclinait
des grands bois qui coiffent la côte, à la verte vallée de l'Ouanne.
Le chemin caillouteux, qui serpentait parmi les haies et les rigoles
d'eau vive, passait tout juste devant la courette, avant d'aller
rejoindre les premières maisons du village. « Les Hauts-de-Bretelles
», c'est-à-dire en vieux français'« Au-dessus des Brotels », les «
Brotels » désignant alors des taillis courts, enchevêtrés de ronces
(1).
Mais pourquoi Tiénot, d'un naturel affable, jovial même, se
mettait-il ainsi à fuir tout le monde ? Cette réclusion ne pouvait
être celle d'un vieillard. Depuis peu, chacun le savait, il avait
atteint la quarantaine !
Un jour, dans Villiers-Saint-Benoît, l'affreuse nouvelle se
répandit: le malheureux était ladre. Quelqu'un l'avait surpris alors
qu'il coupait quelques pissenlits derrière sa chènevière, et ce
quelqu'un avait vu avec effroi un visage ulcéré, tuméfié, de-ci,
de-là creusé par l'horrible mal. Tiénot était un lépreux et, en ce
temps-là, on savait qu'il serait contraint de rejoindre pour
toujours ses pareils, dans le grand terrain clos de La Maladrerie
(2). On lui fit savoir qu'il lui fallait se « reléguer » afin
d'éviter la contamination. On décida aussi qu'une fois le pauvre
homme parti, sa maison serait, pour la même cause, entièrement
détruite par le feu.
La lugubre cérémonie se prépara. Tiénot ne pouvait se rendre à pied
jusqu'à l'église assez éloignée. Un des trois frères Cottet, du
hameau voisin s'offrit de l'y conduire, en un petit chariot de très
mauvais état et qu'on brûlerait ensuite.
Un après-midi d'avril, alors que la côte ensoleillée avait revêtu de
blanc et de rose ses vergers et ses buissons, le curé, le bedeau et
le chantre de la paroisse, vinrent en procession à la chaumine des
Hauts-de-Bretelles.
On avait éloigné les jeunes enfants de chœur afin de leur éviter
toute contagion. Comme on le lui avait prescrit, dans l'encadrement
de la porte grande ouverte, le malade attendait. Une sorte de
cagoule de toile bise lui couvrait la tête et retombait à mi-corps.
Deux trous à la place des yeux perçaient la toile. Derrière celui de
droite, un regard brillait de fièvre ! L'affreuse maladie avait déjà
rongé l'autre !
Le cortège se mit en route. En tête, le bedeau portant la croix, le
curé en ornements noirs, le chantre, suivis d'un tout petit groupe
de voisins et d'amis. À vingt pas derrière, dans le chariot cahotant
de Cottet, Tiénot était agenouillé sur une botte de paille. Sous
l'auvent de l'église, il descendit, s'accroupit sur un épais coussin
de toile qu'on devait brûler ensuite. Au fond de l'église, devant
l'autel, le vieux prêtre chantait l'office des morts ; la voix du
chantre, chevrotante d'émotion et de crainte, psalmodiait les
répons.
Un « Requiem », un « Libera » récités hâtivement furent suivis de
l'aspersion du ladre, prosterné. De la cagoule sortaient de rauques
sanglots ! Sur un signe du bedeau, Tiénot se releva, s'achemina vers
l'entrée du petit cimetière contigu. Le curé, tout ému, prononça
l'ultime exhortation : « Mon fils, sache que, par ma voix, Dieu
t'interdit désormais d'approcher tes anciens amis, de boire à tout
puits, tout ruisseau, hormis ceux de ton refuge. Tu ne passeras
jamais ni pont, ni ponceau sans porter des gants épais. Tu te
tiendras toujours au-dessous du vent lorsque tu devras parler à un
homme de rencontre. Tu porteras à jamais la crécelle qui avertira de
ton approche ! » Puis, plus haut encore : « Tu n'habiteras aucune
autre maison que celle des lépreux tes frères. Puisses-tu y trouver
accueil et consolation ! » Le bedeau tendit au prêtre une pelle de
bois remplie de terre, il en jeta autour du malheureux : « Ceci est
un signe que tu es mort au monde et pour ce, aie grande patience en
toi ! »
Dans son chariot branlant, vingt minutes plus tard, accompagné du
seul Cottet et de trois ou quatre fidèles, Étîenne Gastelier
arrivait à la clôture de la léproserie. Deux malades l'y
attendaient. Il descendit avec peine, s'avança... Bientôt la grande
haie, toute blanche en cette saison, déroba les trois hommes au
regard des «vivants». À ce moment, une grande flamme jaillit, à
quelque distance, sur le même versant : on détruisait par le feu la
maison du lépreux. Puis la clarté dévastatrice diminua : la base de
la haie voisine seule rougeoyait encore. Le crépuscule tomba sur la
vallée quelques étoiles ne tardèrent pas à fleurir, l'une après
l'autre dans le ciel. Au loin, la cloche tinta l'angélus du soir.
Tiénot avait terminé sa vie de paysan d'autrefois, toute passée dans
la maison de ses ancêtres : la chaumière des Hauts-de-Bretelles.
Que reste-t-il de cette triste histoire ? Peu de chose : le nom de
deux lieux-dits : « La Maladrerie », « Les Hauts-deBretelles », que
les Villérois connaissent bien. Le premier sert de riche pâture aux
troupeaux d'une ferme voisine ; dans l'autre, un de mes amis planta
jadis un verger, généreusement soigné, greffé, fumé. Aux temps
difficiles de la dernière guerre, les fruits abondants en étaient
très appréciés, et je me souviens d'un savoureux cidre mousseux que
le propriétaire avait baptisé avec esprit : « Clos des
Hauts-de-Bretelles ».
** L'histoire de l'abbaye de Fontainejean près Saint-maurice-sur-Aveyron (Loiret), nous apprend que Guillaurne de Courtenay, qui vivait sous le règne de Philippe III le Hardi, fit créer des léproseries à Champignelles, La Ferté, Charny, saint-Martin-sur Ouanne, Tannerre, Villeneuve, Villiers-Saint-Benoit (testament du 10 novembre 1276)
André BOURGEOIS - Contes et Légendes de Puisaye -
Edité par l'Association d' Etudes, de Recherches et de
Protection du Vieux Toucy- Deuxième édition 1983
(Texte publié avec l'autorisation de Monsieur Serge BREUILLE
Président de
l' Association d' Études, de Recherches et de Protection du Vieux Toucy)
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